Chronique - L’eau du lac n’est jamais douce

Chronique – L’eau du lac n’est jamais douce de Giulia Caminito

L’eau du lac n’est jamais douce de Giulia Caminito

Contemporain

LECTURE AUDIO – Roman lu par Marine Orphelin

Date de lecture : 13-15 fév. 2023

Nous sommes dans l’Italie des années 2000. Gaia, la narratrice, vit dans une famille modeste, tenue d’une main de fer par la mère, Antonia. Une mère volontaire, au tempérament fort et fier, qui tente, non sans peine, de subvenir aux besoins de tout son petit monde.

“J’ai fait le tour de vos bureaux, de tous vos bureaux, j’ai apporté les documents que vous avez demandés, j’ai épousé l’homme qui vivait avec moi, je lui ai fait adopter mon fils, je suis tombée enceinte, j’ai constitué la cellule familiale requise et je remplis tous les critères, dit ma mère.”

La scène d’ouverture nous dévoile toute la ténacité et le courage de cette femme, qui tient bon et qui résiste pour obtenir ce à quoi elle a droit. Antonia se tue à la tâche et ne se laisse jamais abattre. Elle est le roc de cette famille, celle sur qui tous se reposent en toutes circonstances, celle qui prend toutes les décisions.

Massimo, le père, handicapé suite à un accident du travail, traîne sa peine depuis son fauteuil roulant. Mariano, le fils aîné, né d’un autre père, est en constante rébellion, “un courant d’air suffit à l’électriser”. Quant aux jumeaux, ils sont encore petits. Alors Antonia place tous ses espoirs en sa fille Gaia. Elle attend d’elle qu’elle travaille bien à l’école, qu’elle obtienne les meilleurs résultats, qu’elle aille à l’université et qu’elle trouve un bon travail. Elle doit s’extraire de sa condition, dépasser ses limites, c’est sa seule chance de faire un pied de nez à la société et de vivre une autre existence que celle déterminée par sa naissance.

“Tu veux aller au lycée classique avec tes copines ? Alors mets-toi au travail. Les études, c’est un privilège. On te laissera pas rester vautrée à rien faire, ou on étudie ou on n’est personne. T’as compris ? Tu veux être personne ?”

C’est une forte pression sur les épaules d’une enfant. Une enfant qui, comme tous les enfants, ne veut pas décevoir, et qui va apprendre à se battre bec et ongles pour avoir sa place. Difficile, surtout quand vous n’avez rien. Quand, pour vous permettre d’atteindre vos objectif, le reste de la famille doit faire des sacrifices et se priver de choses souvent essentielles. Alors Gaia sait qu’elle n’a pas le droit à l’erreur.

“Tu sais pas ce que ça veut dire subir, c’est ça le problème, répond-elle, je gaspillerai pas de l’argent pour un coiffeur inutile, si t’es pas contente t’as qu’à porter un serre-tête et des barrettes, et concentre-toi sur tes devoirs, le collège c’est pas un podium, rétorque Antonia avant d’aller repasser en soufflant, parce qu’en plus des tâches domestiques des autres, elle doit aussi s’occuper des siennes.”

C’est un roman qui exhale une rage obstinée, qui nous vient de la narratrice. A chaque étape de sa vie, la réalité nous assaille, la pauvreté, le mépris et la différence qui fait mal. D’autant plus que Gaia nous offre une image d’elle-même assez peu sympathique. Elle ne s’aime pas et par mimétisme, nous ne l’aimons pas vraiment non plus. Ses cheveux roux, ses taches de rousseur, physiquement non plus, elle ne s’aime pas. D’ailleurs, la jalousie la prend souvent en otage, tel un parasite. Les garçons qui la regardent à peine et ses amies qui ont tout, la beauté, l’argent. Alors quand la trahison s’invite, sa carapace se fait plus dure, plus solide, inviolable. Le coeur et le corps se désolidarisent, et elle n’est plus qu’un être froid et détaché, une machine sans émotions.

“Chacune de nos caractéristiques est pour moi un atroce défaut. Nos taches de rousseur sont pires que de l’acné, nos yeux ne savent être ni vraiment verts ni vraiment marron, notre peau trop claire semble maladive et, surtout, nos cheveux portent la poisse.”

Il est délicat de s’attacher à cette narratrice, d’éprouver une quelconque sympathie à son égard. Pourtant, on la comprend et on imagine combien la vie est ingrate parfois. On sait qu’au fond tout ceci n’est qu’une façade, un moyen de survivre, de se protéger pour avancer et atteindre son but. Peut-être qu’ensuite, l’eau du lac sera enfin plus douce. En attendant, on subit sa jalousie, sa colère et sa vengeance. Mais quand celle-ci devient démesurée, complètement disproportionnée, alors non, vraiment, on ne veut plus cautionner, on ne veut plus excuser, seulement que cela cesse.

L’eau du lac n’est jamais douce est un roman d’apprentissage. Un terme qui prend tout son sens ici, avec Gaia à la fois personnage et sujet du récit, qui évolue en faisant l’expérience de la vie. Enfant, adolescente puis jeune adulte, sa personnalité s’esquisse puis s’affirme en fonction de son environnement, de ses interactions, de ses possibilités.

Pour ma part, j’aime beaucoup ce type de récit, que je trouve toujours intéressant et intense à lire. Giulia Caminito met en lumière les injustices, les difficultés sociales, sans pour autant prendre position. Une neutralité qui se ressent tant dans l’écriture que dans le manque d’empathie de la narratrice. Présenté de cette façon, c’est un roman qui paraît sombre et noir, mais étrangement il ne l’est pas. C’est une Italie aussi colorée que sa magnifique couverture française. Certes, l’histoire n’est peut-être pas aussi douce que son titre, mais elle est passionnante à lire.

Un roman qui, par certains côtés, m’en a rappelé d’autres, L’amie prodigieuse d’Elena Ferrante, notamment. Ce n’est pas tant l’histoire qu’une certaine ambiance, le personnage féminin central, la pauvreté, ou encore l’Italie.

Mon avis sur la version audio :

Dans la version audio, l’interprétation de Florine Orphelin apporte un peu de douceur et de légèreté au personnage de Gaia. Elle a largement contribué à me la rendre moins antipathique. Son timbre de voix est véritablement plaisant et j’avais sans cesse le désir de me replonger dans mon écoute. J’ai aimé son interprétation, j’ai aimé y retrouver cet humour particulier, souvent sarcastique, qui pimente le récit. Un roman qui m’aurait sans doute paru moins abordable dans sa version papier et que l’écoute a aidé à rendre moins amer, voire même plus passionnant.

Roman lu dans le cadre du Prix Audiolib 2023.

Et comme les mots peuvent sembler parfois bien fades, rien de mieux qu’écouter un extrait pour se faire un avis.


Infos et Quatrième de couverture

L’eau du lac n’est jamais douce de Giulia Caminito
Edition audio : Audiolib – Parution : 10/08/2022 – Durée : 8h54 – ISBN: 9791035411381 – Genre : Littérature italienne – Lu par Florine Orphelin.

« Antonia, une femme fière et têtue, s’occupe d’un mari handicapé et de quatre enfants. Pauvre et honnête, elle ne fait pas de compromis et croit au bien commun. Pourtant, elle inculque à sa fille le seul principe qui vaille : ne compter que sur ses propres capacités. Et sa fille apprend : à ne pas se plaindre, à lire des livres, à se défendre, toujours hors de propos, hors de la mode, hors du temps. Mais sa violence, tapie tel un serpent, ne cesse de grandir.
Nous sommes en l’an 2000, les grandes batailles politiques et civiles n’existent plus, seul compte le combat pour affirmer sa place dans le monde. »


L’avis des autres membres du Jury Audiolib

Parce que nous n’avons pas toujours les mêmes ressentis ou la même façon de parler d’un livre, voici quelques avis de mes collègues jurées.

Aude, du blog « Aude bouquine », a trouvé ce livre audio « fascinant » et « magnifiquement interprété par Florine Orphelin ». Lire sa chronique.


Mes recommandations en rapport avec ce livre

  • La saga d’Elena Ferrante, L’amie prodigieuse. Pour l’Italie, la pauvreté, la narratrice et son amie, l’ambiance.
  • Vivantes de Marie-Haude Mériguet. Pour la partie adolescente, les amours et les amitiés, la narratrice et son amie et l’Italie aussi. Lire ma chronique.

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Cet article a 17 commentaires

  1. Le fait que cela se passe en Italie me tentait déjà bien, mais je crois que ce qui m’intéresse le plus sont les personnages. Antonia et Gaia semblent en imposer ! Bref, merci pour cette découverte.

  2. J’ai beaucoup aimé ce roman à l’audio, la lectrice est formidable !! Parce que oui, tu as raison, le personnage de Gaia est assez détestable mais en même temps, je la comprends si bien… Très belle chronique, hâte de savoir où tu le places dans ton classement 😉

    1. Caroline

      Merci Aude ! C’est gentil car ce n’est pas un roman facile à chroniquer et après coup, je me suis dit que ce que j’avais retranscrit était un peu sombre alors que ce n’est pas le sentiment que j’ai ressenti à l’écoute.

      1. C’est vrai ? Moi si. J’ai trouvé ça très sombre et très chargé émotionnellement de révolte

  3. Je ne pense pas lire ce titre, mais c’est vrai que la jeune Gaia semble avoir beaucoup de pression sur les épaules. Les extraits que tu dévoiles démontrent bien comme les attentes de sa mère sont vifs et comme ça doit impacter cette jeune fille dans son caractère et son attitude.

  4. Céline

    J’aime bien ce genre de roman alors celui-ci pourrait bien me plaire.
    Merci pour la découverte !

    1. Caroline

      J’espère que tu auras l’occasion de le lire. Pour ma part, je suis contente de l’avoir lu en audio, je l’ai trouvé très agréable à écouter.😊

  5. Oh je me le note, on m’en avait déjà parlé mais ta piqûre de rappel arrive au bon moment ♥️

    1. Caroline

      J’espère que cette lecture te plaira. Pour ma part, j’aime ce type de roman, d’autant plus qu’ici, il y a un humour un peu acerbe que j’aime beaucoup.

        1. Caroline

          Ah oui, mais non Katia, je ne trouve pas !😁 Même si j’ai beaucoup aimé celui-ci, Le Prince des Marées est plus émouvant quand même. On n’est pas dans le même registre. C’est difficile de trouver livre rapprochant, même si au cours de ma lecture j’ai pensé quelquefois à la saga d’Elena Ferrante, par exemple. Mais c’est très bien écrit et en audio, la narratrice est vraiment chouette.

          1. Encore Un Livre

            Je parlais de l’humour acerbe 😉mais de toute façon aucun roman n’égale Le prince des Marées 🥲

          2. Caroline

            😂 C’est un des rares livres que j’emmènerais sur une île déserte, alors ce n’est pas moi qui te contredirais sur ce point !

  6. Vu le titre, je m’attendais à un récit poétique alors que le roman a l’air assez âpre sans être déprimant.

    1. Caroline

      Au départ, quand je l’avais sélectionné parmi les nouveautés audio, j’avais aussi imaginé un récit poétique. Cela dit l’écriture est très belle, et l’humour un peu acerbe m’a beaucoup plu.

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