Notre part de nuit de Mariana Enriquez
Horreur
LECTURE AUDIO – Roman lu par Féodor Atkine, Clara Brajtman & Françoise Cadol
Roman lu dans le cadre de ma participation au Prix Audiolib 2023.
Date de lecture : 4-11 mars 2023
Il y a un peu plus d’un an, je lisais Notre part de nuit pour la première fois. Une lecture qui m’avait laissé un sentiment mitigé, entre plaisir et détestation. J’étais incapable de dire si j’avais ou non aimé cette histoire, mais une chose est sûre, elle m’avait profondément marquée. Lorsqu’en décembre dernier j’ai vu qu’Audiolib prévoyait de sortir une version audio, qui plus est lue par Féodor Atkine (entre autres), j’ai vu là l’occasion de me forger une opinion plus tranchée. Et cela tombe bien, ce livre fait partie de la sélection du Prix Audiolib 2023, dont je suis l’une des jurées, encore un signe que je devais le relire. 😉
“Seuls les médiums peuvent faire venir cette Obscurité qui parle et nous permettra de vivre pour toujours, d’être comme des dieux. Les mortels sont le passé, m’a dit un jour Florence. La méthode de survie a mis longtemps à être révélée et, bien entendu, elle est répugnante.”
Notre part de nuit n’est pas un roman simple à chroniquer. Il n’est pas non plus de ceux qu’on peut ranger dans un genre en particulier. En revanche, il est un des rares que j’aurais tendance à qualifier d’incomparable. Il a cette densité, cette puissance, cette rareté qui suscitent les avis les plus extrêmes et les plus vives discussions. On l’aime, on le déteste, on ne le comprend pas toujours et pourtant, on poursuit sa lecture, comme hypnotisés par son magnétisme et sa force. Il veut nous dire l’Obscurité, les ossements, les sacrifices, le sexe, l’horreur, la peur, la révolution.
Ce livre contient six parties, se déroulant sur plusieurs années, ponctuées parfois de souvenirs passés. Selon les périodes, différents narrateurs interviennent, Juan, Rosario, Gaspar ou Olga, apportant chacun un regard différent sur l’histoire.
Dans l’Argentine du début des années 1980, nous allons suivre Juan et son fils Gaspar, sillonnant les routes du pays pour aller quelque part ailleurs, ou plutôt pour fuir quelque chose. Juan doit éloigner à tout prix son fils de sa famille maternelle, membres d’une secte d’illuminés, dont il est lui-même le medium. Il est l’indispensable élément qui leur permet de dialoguer avec l’Obscurité, celui qui détient le pouvoir et qui leur permettra d’atteindre l’ultime but de leur existence, l’immortalité. A sa mort, l’enfant sera peut-être son digne successeur et tous attendent sa révélation, d’autant plus que Juan est de plus en plus faible.
L’entrée en matière m’a immédiatement happée, notamment par son ambiance, avec cette chaleur étouffante, pesante, qui joue sur le rythme du récit. L’écriture est à ce point habile qu’elle met parfaitement en lumière les silences, la communication laconique entre un père et son fils, l’absence de la mère.
Dans ce roman, on ne peut pas dire que tous les personnages suscitent l’empathie, certains sont même détestables et effrayants. Juan est sans doute celui que j’ai trouvé le plus complexe. C’est un être déstabilisant, capable de la brutalité la plus extrême, la plus insoutenable, mais aussi parfois de la plus sincère affection. Il est gravement malade depuis toujours, et pourtant il se dégage de lui une force et un charisme, renforcés par sa grande stature, qui nous incitent à plier devant sa volonté.
“Ils reviennent toujours, dit ma mère, ils reviennent en pleurant, en piteux état, car l’Obscurité est un dieu avec des griffes qui vous traque et qui vous trouve, l’Obscurité vous regarde jouer, comme les chats regardent jouer leur proie un moment, juste pour observer jusqu’où elle s’aventure.”
Qu’il s’agisse de la part de fantastique, de la violence, de l’horreur ou bien de l’atmosphère poisseuse, absolument tout s’amplifie au fil des pages, insinuant une angoisse perpétuelle, nous entraînant dans un abîme de noirceur. Ce roman fait naître la peur, celle qui nous ronge de l’intérieur, qui éteint toute la lumière et la vie. Cette part de nuit que nous avons tous en nous et qui, si l’on n’y prend pas garde, pourrait nous envahir. Il m’est arrivé d’être à ce point en symbiose avec le récit que j’ai physiquement ressenti cette peur. Certaines scènes sont particulièrement douloureuses à lire, à imaginer, une sensation décuplée dans la version audio.
“Ce n’était pas une obligation, toutefois l’Ordre encourageait à vivre selon le principe de l’androgyne magique. C’est-à-dire qu’on pouvait choisir des partenaires du même sexe pour les rituels et pour la vie, pour que cette énergie nous entoure et nous serve pendant les travaux mystiques.”
Je dois pourtant dire que certains passages m’ont ennuyée, spécialement ceux racontés par Rosario. Des pages qui évoquent l’Ordre, son origine, ses gosses de riches, et qui révèlent une humanité sordide et sadique. Ils sont essentiels dans cette histoire, je suppose, mais je m’en serais volontiers passé. En revanche, certains pans de la vie de Gaspar sont plaisants à lire, et il faut bien cette lumière là pour éclairer la nuit.
Par ailleurs, j’ai été fascinée par les références culturelles de cet ouvrage, qui parle aussi bien de poésie, d’art, de littérature, que d’histoire. Il foisonne de détails riches et passionnants, qui trouvent naturellement leur place dans le récit. J’ai aimé la mention de ces poètes morts avant l’âge de trente ans, j’ai aimé découvrir la vie étudiante d’une certaine époque, comprendre la libération sexuelle, la révolte contre les diktats de la société. J’ai aussi appris l’histoire de l’Argentine, les massacres qui ont eu lieu, la peur qui étreignait la population, les fosses communes, les Guaranis, la pauvreté, les cultes.
Avec Notre part de nuit, Mariana Enriquez a entrepris un immense travail d’écriture, offrant une histoire riche mais aussi une lecture exigeante. Plus d’un an après ma découverte, je n’avais quasiment rien oublié des détails, mais il m’aura fallu cette seconde immersion pour l’apprécier dans son entièreté et j’en suis ravie. Un roman dense et puissant, qui n’est certes pas irréprochable mais néanmoins éminemment remarquable.
Mon avis sur la version audio :
Dans la version Audiolib, Notre part de nuit est interprété par un trio brillant, Féodor Atkine (Juan/Gaspar), Clara Brajtman (Rosario) et Françoise Cadol (Olga). Juan et Gaspar étant les principaux protagonistes, Féodor Atkine occupe une place plus importante dans le récit. Grâce à lui, mon immersion dans l’histoire a été immédiate, entière et passionnée. Une voix qui emporte, qui transmet, un comédien qui modèle les personnalités, avec cette finesse qui caractérise chacune de ses interprétations. Une voix qui nous accroche, qui nous incite à continuer, même quand l’angoisse nous étreint, qu’on voudrait faire une pause alors que résonne dans nos oreilles le timbre âcre et terrifiant d’une Mercedes sur le déclin ou que l’Obscurité nous griffe de ses ongles dorés. Une voix magnétique ! Cela étant, je suis heureuse qu’Audiolib ait choisi de faire intervenir des lectrices telles que Clara Brajtman et Françoise Cadol, qui apportent un nouveau souffle et qui permettent ainsi de dynamiser l’écoute et de captiver l’attention sur la durée. Je rappelle que la version papier compte presque 800 pages et que l’écoute dure plus de 27 heures. Une version audio magistrale, qui souligne avec brio toute l’intensité de ce roman.
Roman lu dans le cadre du Prix Audiolib 2023.
Et comme les mots peuvent sembler parfois bien fades, rien de mieux qu’écouter un extrait pour se faire un avis.
Infos et Quatrième de couverture
Notre part de nuit de Mariana Enriquez | Titre original : Nuestra parte de noche
Édition audio : Audiolib – Parution : 18/01/2023 – Durée : 27h42min – ISBN/ASIN: 9791035410971 – Lu par : Féodor Atkine, Clara Brajtman & Françoise Cadol – Genre : Littérature argentine, horreur, historique.
“Un père et son fils traversent l’Argentine par la route, comme en fuite. Où vont-ils ? À qui cherchent-ils à échapper ? Le petit garçon s’appelle Gaspar. Sa mère a disparu dans des circonstances étranges. Comme son père, Gaspar a hérité d’un terrible don : il est destiné à devenir médium pour le compte d’une mystérieuse société secrète qui entre en contact avec les Ténèbres pour percer les mystères de la vie éternelle. Alternant les points de vue, les lieux et les époques, leur périple nous conduit de la dictature militaire argentine des années 1980 au Londres psychédélique des années 1970, d’une évocation du sida à David Bowie, de monstres effrayants en sacrifices humains. Authentique épopée à travers le temps et le monde, où l’Histoire et le fantastique se conjuguent dans une même poésie de l’horreur et du gothique, Notre part de nuit est un grand livre, d’une puissance, d’un souffle et d’une originalité renversants. Mariana Enriquez repousse les limites du roman et impose sa voix magistrale, quelque part entre Silvina Ocampo, Cormac McCarthy et Stephen King.”
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Cela a l’air d’être un roman assez « impressionnant » à lire, vu tout ce qui nous est proposé.
Je ne sais pas si je le lirai un jour, mais s’il croise mon chemin, il est possible que ma curiosité me pousse à craquer.
Impressionnant à lire, c’est tout-à-fait ça ! Mais il est vrai que son originalité se remarque et qu’il mérite d’être découvert.😊
Tu disais qu’il n’était pas simple à chroniquer, mais tu t’en tires admirablement !
Merci beaucoup, c’est gentil ! 😊Il est vrai que c’est un roman riche, qui aborde plusieurs thématiques.
Quel magnifique avis sur un roman qui semble d’une grande densité et susciter chez le lecteur/auditeur une incomparable implication émotionnelle ! Ne connaissant pas grand-chose du pays, le fait que l’on évoque l’histoire de l’Argentine ajoute à l’attrait du roman.
Merci beaucoup Audrey. 😊C’est un roman qui ne plaira peut-être pas à tout le monde, mais en tout cas il remarquable. Et puis Féodor Atkine ! 😉
J’aime les romans non consensuels 🙂