Chronique – Il faut qu’on parle de Kevin de Lionel Shriver

Il faut qu’on parle de Kevin de Lionel Shriver

Contemporain, Drame

Date de lecture : 9-11 août 2024

Lecture audio → Roman lu par Micky Sébastian – Coup de cœur ! ❤️

Il y a des livres à propos desquels tu ne sais pas vraiment quoi dire, et d’autres à propos desquels tu en as presque trop à raconter. Ce roman est de ceux-là. Alors voilà, il faut qu’on parle de Kevin. Il faut qu’on en parle, car depuis que j’ai terminé cette lecture, son nom et son histoire me trottent en permanence dans la tête. Il vient perturber mes pensées, mon quotidien, et je me dis qu’il y aura eu un avant et un après cette histoire. Ce n’est pas une lecture facile, car elle ouvre la voie à des vérités qui dérangent, des vérités qu’on ne veut pas vraiment savoir, sur lesquelles on ne veut pas vraiment s’attarder.

« Je ne sais peut-être pas quel nom lui donner, à ce JEUDI-là. L’« atrocité » semble reprise d’un journal, l’« incident » frôle l’obscénité par son côté réducteur, et « le jour où notre fils a commis un massacre » est trop long, non ? pour être systématiquement prononcé ? Or je vais le prononcer. Chaque matin je me réveille avec ce qu’il a fait, et chaque soir je vais me coucher avec. »

Kevin, c’est ce jeune américain de seize ans qui a tué neuf personnes de son lycée, sept élèves, un employé de la cafétéria et sa professeure de Lettres. Je vous vois venir, à moitié blasés, après tout, c’est devenu un acte tellement banal aux États-Unis, que cette tuerie en est une parmi tant d’autres, non ? Sauf que voilà, quand on se plonge dans ce livre, on accepte de se plonger dans toute l’histoire, et on ne peut plus négligemment décider de sauter l’info, sous prétexte que le sujet nous ennuie d’avance ou dans l’espoir de tomber sur un fait divers un peu plus innovant. Et voilà que je deviens cynique, comme la mère.

La mère, c’est Eva Katchadourian, et elle ne va pas très bien. C’est pourquoi elle a décidé d’écrire des lettres à son mari à propos de son fils, à propos de leur histoire. Une correspondance à sens unique mais ô combien délivrante, du moins, je l’espère pour elle, car pour nous, c’est une autre paire de manches.

Au départ, j’ai eu du mal à la cerner. Ce n’est pas à proprement parler une personne attachante. Alors qu’elle raconte sa rencontre avec son mari Franklin, cet homme merveilleux, qu’elle aime de toute évidence d’un amour infini, je commence à mieux discerner les contours de sa personnalité. Une femme indépendante, un tantinet égocentrique, un peu hautaine et volontiers caustique, qui se satisfait pleinement de sa vie et de son mariage. Seulement voilà, le cher et tendre imagine l’avenir autrement et il aimerait bien un enfant. On peut dire que c’est là que tout commence, où tout dérape, c’est selon. Eva entreprend alors de remonter le temps et décortiquer son existence jusqu’à ce JEUDI-là, dans l’espoir de trouver une réponse à sa question principale : “Est-ce de ma faute ?”

À travers ces long monologues écrits, Eva évoque plusieurs sujets, parmi lesquels celui de la maternité, et elle a un regard très acéré sur notre société actuelle. C’est dur, car on doit bien reconnaître qu’elle n’a pas tout à fait tort sur tout.

Tout au long du roman, je n’ai cessé de m’interroger, car nous n’avons là qu’un seul point de vue, le sien. À travers ses yeux, la personnalité de Kevin nous paraît tendancieuse dès sa naissance, et le seul point sur lequel on ne peut que s’accorder, puisque chaque personne ayant un jour croisé sa route l’a remarqué, c’est qu’il est très intelligent. On peut légitimement se demander quelle est la part de déterminisme dans tout ça. Peut-être est-il né avec cette perversité, qui aurait pu être atténuée si… Si sa relation avec sa mère avait été différente ? Mais c’est sacrément injuste de tout faire retomber sur les épaules d’une mère. Il y a d’ailleurs un passage très marquant – il y en a beaucoup – à ce propos, dans la salle d’attente du parloir. Et, comme pour la pointer davantage du doigt, parce qu’elle a un jour longuement insisté, Kevin porte son nom à elle. K.K. Kevin Katchadourian. Un ironique clin d’oeil du destin, qui lui rappellera à jamais son rôle à elle. Sa faute à elle. Parce que « c’est toujours la faute de la mère, pas vrai ? »

Si le regard d’Eva nous paraît terriblement réaliste, Franklin, lui, m’a semblé très naïf. Une petite voix mesquine en moi avait bien envie de lui glisser à l’oreille “On te l’avait bien dit”, mais ça serait tout aussi injuste pour lui. Car après tout, il est un père aimant et attentif, et c’est tellement difficile d’être parent. Je me suis néanmoins surprise à attendre son point de vue à lui, à vouloir lui accorder un droit de réponse, espérant ainsi qu’il parsème çà et là quelques nuances de couleur sur la noire personnalité de son fils.

Il faut qu’on parle de Kevin, avec son écriture acerbe et son propos dérangeant, est sûrement le genre de roman qu’on aime ou qu’on déteste. C’est un roman pesant, brutal, absolument dramatique et pourtant, je n’ai pas pu me départir de cette histoire. Je n’ai pas pu arrêter ma lecture, je voulais comprendre, mais force est de constater qu’il n’y a peut-être rien à comprendre, ce qui est encore plus difficile à accepter. Peut-être juste un salut à trouver, une absolution salvatrice pour Eva, tandis que nous, lecteurs, nous héritons de son fardeau et des questionnements que son récit aura soulevés, sur notre société notamment. Une lecture coup de cœur.

Mon avis sur la version audio : Coup de cœur ! ❤️

Pour finir, je voudrais aussi vous parler de la version audio Lizzie, pour laquelle j’ai eu un immense coup de cœur. C’est Micky Sébastian (soit dit en passant une reine du doublage VF) qui donne vie à cette correspondance à sens unique, et elle nous livre une véritable prouesse. Elle se fond véritablement dans la peau d’Eva, à tel point que la puissance des mots s’est répercutée dans tout mon être. J’ai été subjuguée par sa prestation, laquelle, à mon sens, apporte une profondeur supplémentaire au texte déjà très percutant de Lionel Shriver.

Et maintenant que j’ai terminé cette chronique, je vais pouvoir regarder l’adaptation cinématographique avec la merveilleuse Tilda Swinton.

Et voici d’autres chroniques sur ce roman : Tête de lecture, Un dernier livre, Les passions de Chinouk.

Et comme les mots peuvent sembler parfois bien fades, rien de mieux que d’écouter un extrait pour se faire un avis.

Infos & Quatrième de couverture

Il faut qu’on parle de Kevin de Lionel Shriver
Éditeur : Lizzie – Parution : 18/07/2024 – Durée : 19h40min – ISBN/ASIN: 9791036631597 – Lu par Micky Sébastian– Titre original : We Need to Talk About Kevin
📗En poche chez Pocket, 2024

Qu’est-ce qui peut conduire un jeune garçon privilégié au pire ?
À la veille de ses 16 ans, Kevin pénètre dans l’enceinte de son lycée et abat neuf personnes.
Sa mère, Eva, revient sur l’enfance de son fils, ce qu’elle a fait, mal fait, pas fait… Dans une série de lettres, Eva s’interroge. Quel est ce Mal qui ronge l’Amérique ? Et eux, ses parents ? Quelle responsabilité portent-ils ? Il n’est jamais trop tard pour parler de Kevin…

Recommandations en rapport avec ce livre

J’aime beaucoup l’écriture de Lionel Shriver, que j’ai découverte avec Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes, un roman dans lequel on retrouve sa plume acérée et son regard critique sur la société.

Dans ce récit, le monde part en vrille. Nous ne recherchons plus l’équilibre d’un esprit sain, dans un corps sain, nous recherchons la perfection. Nous nous mettons au sport pour le paraître et non pour le bien-être. Nous ne pouvons plus rien dire, sous peine de voir nos propos détournés. Avec Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes, Lionel Shriver m’a régalée de sa plume acérée aux dialogues caustiques. Un roman que je conseille vivement autour de moi ! Lire la chronique.

Bande annonce du film de Lynne Ramsay avec Tilda Swinton.

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Cet article a 16 commentaires

  1. C’est un livre que je n’ai pas osé lire mais que je pourrais tenter en version audio d’autant qu’elle semble convaincante. Le thème est dur mais intéressant tout comme les questions soulevées…

  2. J’ai vu le film qui est troublant. Lionel Shriver est assez clivante, tu as raison de le souligner, Caroline. J’ai aimé certains de ses livres et je suis devenu hermétique à d’autres. Elle a se mérite de ne pas laisser indifférente. Merci Caroline pour cette jolie critique 🙂

    1. Caroline

      Oui c’est ça, elle aime bien bousculer ses lecteurs, les pousser à s’interroger. C’est du moins l’impression que j’ai après avoir lu deux de ses livres.

  3. Ludivine

    Ah, ces fameux livres sur lesquels on en aurait trop à dire, j’ai eu le même sentiment avec « Après minuit » que j’ai présenté récemment. Mais le livre que tu nous présentes est bien différent ! Et bizarrement non, à la lecture du thème ça ne m’a pas blasée, ça m’attriste tellement de savoir que des jeunes ont perdu la vie dans des actes aussi terribles. Mais oui, c’est injuste de tout faire peser sur les épaules d’une mère. Comment une mère peut-elle imaginer que son enfant en arrive un jour à une telle violence ? C’est trop facile de remettre le rôle des parents en question, je crois qu’il n’y a pas de réelles réponses à ces actes horribles. Ta chronique m’a rappelé le livre de Sue Klebold « Columbine, comment mon fils a t-il pu tuer ? » Un livre qui m’a marquée et troublée par la détresse de cette mère, par la culpabilité qu’elle porte, par les souvenirs qu’elle garde. Je ne sais pas si j’aurais la force de relire un tel récit, mais je te remercie pour cette touchante chronique.

    1. Caroline

      C’est sûr que ce n’est pas un livre facile à lire, mais il est quand même étrangement captivant. C’est plutôt Eva qui s’interroge sur sa faute, bien que parfois, on se doute que la société la regarde de travers. Mais jamais elle ne se dédouane ni ne dédouane son fils (qui ne se dédouane pas non plus d’ailleurs, il porte fièrement son acte, sans aucun remord semble-t-il). Le livre que tu cites est tiré d’une histoire vraie, ce qui doit être encore plus malaisant à lire car l’acte est réel. Je crois que je ne pourrais pas le lire et je comprends tout à fait que tu n’aies pas envie de replonger dans ce type de lecture.

      1. Ludivine

        Oui, celui de Sue Klebold est malheureusement vrai. J’ai souvent eu les larmes aux yeux en le lisant. Et comme avec « Il faut qu’on parle de Kevin » elle ne dédouane jamais son fils, elle est consciente de ce qu’il a commis. C’était une lecture difficile mais touchante aussi. Et même si je l’ai lu il y a quelques années, je ferais certainement le parallèle entre les deux si je lisais celui-ci, ce qui me fait grandement hésiter pour sauter le pas, malgré cette belle chronique que tu nous offres.

    1. Caroline

      Ça dépend de quel point de vue on se place ! 😁

  4. Hedwige

    Ca m’étonne toujours que l’on s’acharne à trouver un ou une coupable de tous côtés et parfois même chez les victimes, mais surtout pas chez le coupable qui, même si son acte a ses racines, reste le seul responsable.
    Cette façon de renvoyer ailleurs le poids d’un acte m’exaspère, même un accident n’est plus acceptable comme tel, il faut un coupable, un payeur donc.
    Ta chronique est superbe et j’ai aimé la lire, mais je ne suis pas tentée par ce roman.

    1. Caroline

      Je comprends tout à fait ton sentiment Hedwige ! D’ailleurs, il y a un passage dans le livre qui parle de ça, où cette autre mère dit à Eva: « C’est toujours la faute de la mère, pas vrai ? […] Et personne non plus va jamais dire qu’il y a des enfants qu’ont la méchanceté. Croyez pas ces vieilles salades. Les laissez pas vous charger avec tous ces meurtres. » Merci beaucoup pour ton gentil commentaire Hedwige !

  5. Sandrine

    J’ai lu ce roman il y a pas mal d’années et m’en souviens bien car en effet, c’est un roman marquant. Je suis plus modérée que toi car comme tu l’écris « c’est sacrément injuste de tout faire retomber sur les épaules d’une mère ». Je trouve dommage que la romancière n’ait exploré que ce prisme pour expliquer l’attitude du fils.

    1. Caroline

      Je comprends ce que tu veux dire. Peut-être qu’Eva est la seule à ressentir cette culpabilité, d’où le fait qu’on explore seulement son point de vue. Et ce qui l’intéresse, elle, ce n’est pas tant de comprendre pourquoi, que de savoir si c’est de sa faute. Il y a là aussi peut-être une forme d’égoïsme de sa part. Enfin, ce livre je pourrais en parler des heures avec des gens qui, comme toi, l’ont déjà lu. 😁

  6. Pat0212

    Je l ai aussi adoré c est une de mes prochaines chroniques. Tu en parles magnifiquement. Bonne journée

    1. Caroline

      Contente que tu l’aies aimé aussi. J’ai hâte de lire ta chronique !

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