Chronique – S’adapter ou mourir d’Antoine Renand

S’adapter ou mourir d’Antoine Renand

Thriller

Date de lecture : 4-5 janv. 2024

J’ai encore quelques chroniques de l’an dernier sur mon carnet que je n’ai pas mises au propre. Celle-ci en faisait partie.

J’ai rencontré Antoine Renand lors du festival du thriller de Gujan-Mestras en 2023. Comme je n’avais encore lu aucun de ses romans, je me suis décidée pour celui-ci.

Dans S’adapter ou mourir, l’auteur nous expose deux histoires en parallèle l’une de l’autre, et qui n’ont à priori aucun lien entre elles. Nous allons découvrir Ambre, une adolescente de 17 ans, qui décide de prendre la fuite avec son petit ami, pour vivre sa meilleure vie loin de sa mère. Elle a prévu toutes les étapes de leur parcours, notamment de faire une halte sur le trajet chez un ami qu’elle a rencontré sur Internet. Mais une fois sur place, Ambre comprend que quelque chose cloche chez cet homme, qui lui paraît différent de celui avec qui elle conversait pendant des heures sur Messenger. 

« Physiquement, il était bien le même que sur les rares photos qu’il lui avait envoyées et elle reconnaissait sa voix, pour avoir déjà parlé avec lui au téléphone. Néanmoins, elle éprouva quelque chose de différent à son contact, une sensation déplaisante, à laquelle elle ne s’attendait pas. Dans ses regards fuyants, contrastant avec une certaine arrogance. Dans ses postures. Dans ses silences alors qu’elle s’adressait à lui. » 

D’un autre côté, Arthur, 40 ans, est un réalisateur de films sur le banc de touche. Alors qu’il semble dépérir chaque jour un peu plus, incapable d’écrire la moindre ligne, sa femme décide de le quitter. Il trouve un travail de modérateur chez Ménidas, une entreprise sous-traitante pour un célèbre réseau social. Un job qui nécessite une formation poussée et un mental d’acier pour encaisser ce flot quotidien d’images et de vidéos violentes. Dans la plus grande confidentialité, isolé derrière son écran, il clique et supprime, tel un robot sans âme, sans émotions, pour tenir. « J’efface. Je signale. Et tout va bien dans le meilleur des mondes. »

Depuis cette lecture, je songe souvent au rôle des modérateurs sur les réseaux sociaux. Peut-on vraiment leur laisser un tel poids sur les épaules ? À quel moment et dans quelle mesure doivent-ils intervenir ? Sans parler des règles parfaitement hypocrites sur lesquelles est basé leur travail. Je pense notamment au passage dans lequel on explique aux futurs modérateurs pourquoi il faut supprimer une oeuvre d’art contenant un nu. Hypocrite, quand on sait ce qui, à côté de ça, reste toléré par le réseau social en question.

« Le problème vient du fait que vous mettez en avant votre point de vue, or ce n’est pas ce qu’on vous demande. Vous devez appliquer des règles, comme à l’école, sans vous poser de questions. Ici, la charte est claire, aucun besoin d’interprétation : la nudité est interdite sur Oslo, sous quelque forme que ce soit. »

J’ai bien aimé les coulisses de la vie d’Arthur, même si j’ai frissonné face à cette réalité que je n’imaginais pas. Une réalité rendue moins pénible grâce à une bande de jeunes collègues avec lesquels ce dernier s’est lié d’amitié. Mais les choses vont dégénérer lorsqu’il commence à ne plus supporter tous ces dérapages et cette déviance humaine. Une seule idée, remettre de l’ordre dans ce monde de fous. 

Tout au long du roman, on se demande si les destins d’Ambre et d’Arthur finiront par s’entrechoquer, ou si ce sont simplement deux arcs narratifs qui n’ont qu’un seul objectif, parler de la violence, qu’elle soit frontale ou derrière un écran. 

Certains passages nous plongent dans la tête d’un véritable psychopathe et je dois dire que dans ces moments, la tension est à son comble. Chaque fois, je me suis demandée jusqu’où cet homme serait capable d’aller dans sa folie. Ses pensées sont tellement malaisantes que c’est parfois difficilement supportable.

J’ai apprécié que l’histoire se déroule sur plusieurs années, cela étant, j’ai été étonnée par l’épilogue, qui dure assez longtemps et à propos duquel je me suis beaucoup interrogée. 

Ce qui est intéressant et terrifiant dans ce livre, c’est qu’il montre comment notre seuil de tolérance à la violence peut devenir plus haut, selon si nous y sommes confrontés régulièrement ou non. Si au départ on est facilement choqué par la violence, qu’elle soit verbale, physique ou psychologique, on finit par l’intégrer comme faisant partie plus ou moins du quotidien. On glisse vers une banalisation tout à fait dérangeante, on s’y habitue. Il serait grand temps que notre société se remette en question… Arthur, comme ses collègues, fait semblant de s’adapter à ce qu’il voit quotidiennement, mais on sent que ça le ronge de l’intérieur. Jusqu’à quand pourra-t-il tenir ?

« Je notais pour ma part une contradiction en ce qui concernait ma sensibilité : comme dans ce que décrivaient ces études, je m’étais habitué à certains degrés de violence qui, auparavant, m’auraient contraint à détourner le regard. J’étais devenu moins facilement impressionnable… Pourtant, paradoxalement, je pouvais saturer plus vite, craquer d’un coup. Mon seuil de tolérance avait augmenté mais je n’étais pas moins sensible… J’étais au contraire, à bien des moments et plus que je ne l’avais jamais été dans ma vie, hyper-sensible… »

Je dois reconnaître que mon début de lecture a été particulièrement éprouvant, et pendant un moment, j’ai eu peur de ne pas pouvoir aller au bout de ce roman. Pourtant, étrangement, j’avais sans cesse envie d’y revenir.

S’adapter ou mourir est un thriller particulièrement sombre, qui met en lumière une réalité sordide. Un livre prenant, qui soulève des questions pertinentes, mais qui nécessite d’être dans de bonnes conditions pour le lire. Il faut pouvoir prendre du recul, au risque de manquer d’air. Une lecture que j’ai néanmoins beaucoup aimée et qui m’a donné envie de me plonger dans « L’empathie ». 

Pour conclure, oui c’est une lecture un peu éprouvante, mais honnêtement, elle engage à la discussion et je trouve que c’est important. Il n’y a que trois livres qui m’ont autant fait réfléchir encore plusieurs mois après la fin de ma lecture, celui-ci, Les enfants sont rois  de Delphine de Vigan et Il faut qu’on parle de Kevin  de Lionel Shriver.

Infos & Quatrième de couverture


S’adapter ou mourir d’Antoine Renand

Éditeur : Pocket – Parution : 13/10/2022 – 640 pages – ISBN: 9782266323826.
Également disponible : 🎧 En audio chez Lizzie, 2022 ; 📕 En grand format chez Robert Laffont, 2021.

Elle a 17 ans et s’est enfuie de chez sa mère pour se sentir enfin libre. Accompagnée de son petit ami, elle fait escale chez un homme qu’elle n’a jamais rencontré mais avec lequel elle discute depuis des mois sur Internet. Elle en a fait son confident. Alors qu’il pourrait bien s’agir du plus abject des monstres…
Il a 40 ans, est réalisateur de cinéma, en couple avec la même femme depuis leurs années de lycée. De soudains déboires conjugaux et professionnels le contraignent à trouver un job alimentaire : modérateur pour Lifebook, le plus important des réseaux sociaux. Sa mission : supprimer des vidéos interdites du fait de leur caractère choquant, sexuel ou ultraviolent.
Dans une société en constante évolution, où le précepte « S’adapter ou mourir » connaît des résonnances tant dans la folie meurtrière des hommes que dans le monde du travail, les destins de ces deux êtres, si éloignés au départ, finiront par s’entrechoquer.

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Cet article a 10 commentaires

  1. Ludivine

    Cette pauvre Ambre, toute cette violence et ces horreurs. Les premiers chapitres sont encore bien présents dans ma mémoire, comme toi je les ai trouvés éprouvants. Pour Arthur, c’était effrayant de suivre son quotidien dans cette entreprise. Et tout va bien dans le meilleur des mondes, rien que cette phrase me redonne des frissons. Le chapitre 25 m’a marqué d’ailleurs, avec son enchaînement de vidéos, comme pour nous faire spectateurs aussi de cette décadence. Et vivre ça au quotidien, ça doit être atroce. Tu en parles vraiment bien Caroline, bravo. Je suis totalement d’accord, il y a beaucoup a dire avec ce livre, rien que sur le plan moral avec les agissements de Arthur ou encore sur notre tolérance à la violence comme tu le dis justement. J’avais aimé aussi Les enfants sont rois, je devrais peut-être penser à découvrir Il faut qu’on parle de Kevin. Merci pour cette belle chronique !

  2. Lilou

    J’avais beaucoup aimé les précédents livre d’Antoine Renand, j’étais donc ravie de découvrir celui-ci… Cela fait un moment, mais je me souviens du malaise constant que j’ai ressenti durant la lecture. Même si le sujet est important, je n’ai pas apprécié ma lecture. Je vois que toi oui,… heureusement pour les auteurs que nous sommes toutes et tous différents ! 😉

  3. Pat0212

    Il faut que je le sorte de ma pal, je n’ai lu qu’un livre de cet auteur et je l’avais apprécié. La tâche des modérateurs doit être difficile, mais c’est pire de supprimer ces postes comme le font les géants de la Tech en ce moment. On vit dans un monde violent. à commencer par la violence économique qu’on a intégré depuis toujours et qui nous aveugle sur les injustices de nos sociétés. Bonne soirée

  4. C’est très juste ce que tu écris là Caroline. Ce poids sur les épaules des modérateurs de réseaux sociaux qui s’habituent au pire à force d’y être confronté. On est en plein dans ça. Une tolérance à la violence qui ne cesse de grimper. Ça fait froid dans le dos. Je n’ai encore jamais lu cet auteur mais j’en ai entendu parler.

    1. Caroline

      J’étais comme toi, c’est la raison pour laquelle je ne m’étais pas lancée. Et puis, de le rencontrer dans un salon, ça m’a donné envie de tenter un titre. Honnêtement, au début, j’ai cru que j’allais abandonner, car j’ai une trop grande facilité à m’immerger dans un scène et à ressentir les émotions des protagonistes. Et franchement, c’est pas de tout repos ! Mais c’est un livre plutôt long et l’alternance entre les deux récits permet de faire une « pause ». Même si tu es confrontée à la violence dans les deux récits, ce n’est pas de la même manière. Et puis, je trouve que c’est un thriller vraiment très intéressant.

  5. Il faut que je le sorte de ma PAL ! Je ne m’étais jamais vraiment posé de questions sur le rôle de modérateur mais c’est clairement une lourde responsabilité…
    « Ce qui est intéressant et terrifiant dans ce livre, c’est qu’il montre comment notre seuil de tolérance à la violence peut devenir plus haut, selon si nous y sommes confrontés régulièrement ou non. » À un moindre niveau, je le constate au travail où les CPE et AED ont développé une certaine tolérance face aux agressions verbales du quotidien…

    1. Caroline

      Tu as raison Audrey, je le constate aussi dans le collège de ma fille ! Dans le livre, on sent bien qu’Arthur, le modérateur, lutte pour ne pas s’y habituer justement. Il fait semblant, efface, « et tout va bien dans le meilleur des mondes ». Mais au fond, ça le rend malade et d’ailleurs, c’est le cas de beaucoup de ses collègues. Et je trouve ça dur qu’on impose de telles images ou vidéos à quelqu’un, toute la journée. Après, l’autre alternative serait d’automatiser la procédure, mais au risque de voir supprimer tout et n’importe quoi. Bref, c’est un livre intéressant, et un thriller sombre comme j’en ai rarement lu.

  6. Hedwige

    Tu en parles fort justement Caroline, et ce qui est intéressant c’est que les deux personnages en prise à une violence extrême ne s’y adaptent pas justement, ou n’en meurent pas selon l’alternative du titre, mais s’y opposent.

    1. Caroline

      Oui, ils s’y opposent, surtout, ils ne la supportent plus, et se retrouvent au pied du mur. Mais justement, s’attaquer à la violence par la violence reste discutable, même en invoquant les meilleures raisons pour justifier ses actes. Cela dit, c’est humain et compréhensible, on a tous nos limites.

      En tout cas, je trouve que dans notre quotidien, on a trop tendance à trouver « normal » de voir de la violence partout.

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